La nécessaire révision des tableaux

Article publié dans Concours pluripro, mai 2022

Sur la période 2013-2017, la branche AT-MP de l’Assurance maladie-Risques professionnels a reconnu, en moyenne, 1 840 cancers d’origine professionnelle par an. Soit 0,5 % des nouveaux cas de cancers recensés en France. Or des épidémiologistes ont estimé à un minimum de 12 000 cas par an le nombre de cancers liés au travail en France. L’une des raisons expliquant cette sous-reconnaissance est le retard dans l’élaboration et la révision des tableaux des maladies professionnelles relativement à l’évolution des connaissances scientifiques sur les pathologies, les techniques de production et les modes de travail. Sur 122 tableaux existant dans le régime général, moins de dix créations et révisions sont intervenues depuis 2010 alors qu’une cinquantaine étaient intervenues au cours de la décennie précédente.

La raison est un savant mélange d’enjeux politico-sociaux, financiers et scientifiques qui oppose organisations d’employeurs et organisations syndicales au sein des commissions de maladies professionnelles. En vue de débloquer la situation, les pouvoirs publics ont décidé, en 2018, de confier la phase d’expertise scientifique préalable à la création ou la modification des tableaux de maladies professionnelles ou à l’élaboration de recommandations aux comités régionaux de reconnaissance des maladies professionnelles (CRRMP) à l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses).

L’agence s’appuie sur un groupe de travail constitué d’experts aux compétences pluridisciplinaires (épidémiologie, médecine, expologie, sciences humaines et sociales et droit social) et réalise ses expertises selon les lignes directrices que le groupe a préalablement fixées dans un guide méthodologique publié en octobre 2020. Son expertise a pour objectif la réalisation d’un état des connaissances scientifiques et de leurs limites en vue de permettre à tous les acteurs participant à la négociation relative à la création ou la révision de tableaux de disposer d’un accès égal à ces connaissances pour défendre leurs positions. In fine, il s’agit d’éclairer les pouvoirs publics dans leurs décisions de création ou de modification de tableaux des maladies professionnelles et d’élaboration de recommandations aux CRRMP.

Source : INRS. Dossier Accidents du travail et maladies professionnelles (AT-MP)

 

Lire aussi : Comment créer les tableaux de maladies professionnelles ? 

 

Une méthodologie robuste et transparente

Les grands principes de cette méthodologie reposent sur quatre volets répondant chacun à des objectifs scientifiques spécifiques de l’expertise.

• État de la reconnaissance en CRRMP et étude des facteurs de sous-déclaration et de sous-reconnaissance des pathologies étudiées

Une grille de questionnement systématique a été élaborée dans la perspective de la contextualisation historique et politique de l’instruction des expertises. Première étape dans le travail d’expertise, cette grille fournit un cadre pour objectiver l’état de la reconnaissance en maladie professionnelle des pathologies étudiées (en lien avec les nuisances associées) à partir de données administratives, statistiques et scientifiques disponibles. Des auditions d’organismes accompagnant des malades sont mises en place afin d’obtenir des informations absentes dans la littérature scientifique telles que d’éventuels obstacles vécus par les malades lors de leur parcours de reconnaissance en maladies professionnelles.

• Désignation de la maladie

Ce volet a pour objectif de caractériser la maladie reconnue aussi précisément que possible et indiquer si les données scientifiques et médicales permettent de discriminer la maladie (ou certaines formes de la maladie) dont la cause serait strictement d’origine professionnelle de celle dont la cause serait liée à d’autres étiologies (environnementale, par exemple). Les connaissances scientifiques actualisées des symptômes, lésions pathologiques et/ou examens paracliniques caractérisant la maladie permettent de formuler des recommandations sur la désignation de la maladie à inscrire en première colonne d’un tableau des maladies professionnelles.

La démarche méthodologique repose sur une revue de la littérature scientifique et médicale afin de définir précisément les symptômes ou lésions caractérisant la maladie. Des auditions des sociétés savantes ou des experts sont également réalisées pour mieux comprendre les éléments identifiés dans la littérature. Des médecins-conseils des caisses d’Assurance maladie peuvent être sollicités pour discuter des pratiques de terrain et d’éventuelles pistes de recommandations médicales proposées aux praticiens amenés à assister un salarié dans sa demande.

Enfin, la démarche diagnostique identifiée est évaluée au regard de la reconnaissance en maladie professionnelle et non en vue d’une stratégie thérapeutique pour le patient. Elle vise ainsi à définir les seuls critères médicaux (symptômes, lésions pathologiques, résultats d’examens, etc.) jugés nécessaires et suffisants afin de caractériser la maladie, ces critères devant par ailleurs être vérifiables par la mise en oeuvre d’examens médicaux cliniques et/ou paracliniques faisables.

• Exposition à la nuisance

L’objectif de ce volet est de dresser un état des lieux des expositions (travaux, professions, secteurs et niveaux d’exposition) passées et présentes à la nuisance d’intérêt. La démarche méthodologique consiste à identifier les travaux, professions et secteurs exposant ou ayant exposé à la nuisance et à caractériser quantitativement les expositions identifiées. Diverses sources d’information sont exploitées : bases de données, enquêtes transversales ou études de cohorte, revue de la littérature, etc. Des informations relatives aux déterminants qui sont susceptibles d’aggraver l’exposition professionnelle tels que l’effort physique ou la polyexposition sont également recueillies à partir de la littérature scientifique ou par la conduite d’auditions ciblées.

• Évaluation du poids des preuves

Il s’agit d’évaluer le lien de causalité entre une exposition à une nuisance et la survenue d’une maladie, selon quatre terminologies : "relation causale avérée", "relation causale probable", "relation causale possible" ou "non classable".

Dans ce cadre, une relation causale avérée est une relation pour laquelle le niveau de preuve apporté par les différentes études scientifiques indépendantes et de bonne qualité est jugé suffisant. L’Anses souligne que l’existence d’une relation causale avérée doit être considérée comme un argument fort en faveur de la création d’un tableau par l’État.

 

Le cancer de la prostate en lien avec les expositions aux pesticides

Dans le cadre des nouvelles modalités de création et de révision des tableaux des maladies professionnelles, l’Anses a reçu une première demande d’expertise sur les pesticides et le cancer de la prostate, avec un focus sur le chlordécone. Cette substance a été utilisée aux Antilles françaises comme insecticide dans les bananeraies jusqu’à son interdiction en 1993. Elle fait l’objet d’une attention publique en raison de ses effets sanitaires, en particulier pour les travailleurs du secteur de la banane, ainsi que son impact environnemental. La dernière évaluation du Plan national chlordécone recommandait de finaliser les "procédures en vue de l’inscription du cancer de la prostate aux tableaux des maladies professionnelles". C’est pourquoi un focus particulier sur le chlordécone dans les départements et régions d’outre-mer (Drom) a été intégré dans l’expertise. Dans le cadre de ces travaux, les pesticides sont définis, comme les produits phytopharmaceutiques, les biocides, les antiparasitaires externes à usage vétérinaire et humain.

Actuellement, il n’existe pas de tableau pour cette maladie. Pour obtenir une reconnaissance, les personnes victimes d’un cancer de la prostate susceptible d’être en lien avec leur activité professionnelle doivent s’en remettre au système complémentaire, géré par le fonds d’indemnisation des victimes de pesticides depuis janvier 2020. Or, dans le cadre de ce système, la présomption d’origine professionnelle de la maladie ne s’applique pas, contrairement au système de reconnaissance par tableaux. La personne doit alors apporter la preuve du lien direct et essentiel entre sa maladie et l’exercice habituel de son travail, et l’obtention d’une reconnaissance s’avère bien plus compliquée.

En France, le cancer de la prostate est le cancer le plus fréquent des hommes, au premier rang des cancers en termes d’incidence, essentiellement à partir de 50 ans. C’est une maladie multifactorielle dont les principaux facteurs de risque connus à ce jour sont l’âge, les antécédents familiaux et l’origine ethnique. D’autres facteurs, notamment environnementaux, sont suspectés, en particulier l’exposition aux pesticides.

 

Excès de risque de cancer chez les travailleurs exposés

Le lien de causalité entre l’exposition aux pesticides et la survenue du cancer de la prostate a été évalué. Pour cela, l’agence s’est fondée sur l’expertise collective de l’Inserm ainsi que sur les dernières publications scientifiques, notamment en épidémiologie ou toxicologie. Plusieurs études montrent des excès de risque chez les travailleurs exposés aux pesticides et un rôle de ces derniers dans la cancérogenèse de la prostate. Bien que certaines limites majoritairement méthodologiques aient été identifiées, en partie liées à la difficulté de mesurer les expositions aux pesticides, elles ne remettent pas en question les résultats de ces études. À partir de cette analyse, l’expertise de l’Anses a conclu à un lien probable entre l’exposition aux pesticides et la survenue du cancer de la prostate.

 

Expositions professionnelles très variées

Un état des lieux des expositions aux pesticides en France (métropolitaine et Drom) dans les secteurs agricoles et non agricoles a été réalisé, avec un focus spécifique sur le chlordécone dans les Drom. Un nombre important de secteurs, professions et travaux ont été identifiés, comme les activités agricoles toutes cultures et tous types d’élevage, les secteurs de la lutte antiparasitaire, de la protection du bois, du jardinage et paysagisme, les professions liées aux soins des animaux, à l’entretien de la voirie, la filière des déchets, le traitement des eaux, etc. D’une manière générale, les travailleurs sont exposés à de nombreuses substances pesticides sur une même période mais aussi tout au long de leur carrière professionnelle. Cependant, l’impact de cette polyexposition sur la santé reste méconnu. De plus, certains travailleurs indirectement exposés aux pesticides sont autant, voire plus, exposés que ceux qui les manipulent. En effet, au-delà de leur fabrication ou de leur emploi, les travailleurs peuvent être en contact avec des articles, surfaces ou animaux traités par ces produits. Il est donc nécessaire de prendre en compte les situations d’exposition directe mais aussi indirecte aux pesticides.

 

Recommandations pour la création d’un tableau de maladie professionnelle

À l’issue de son expertise, l’Anses a souligné que l’ensemble des éléments scientifiques développés plaidait en faveur de la création d’un tableau de maladie professionnelle pour le cancer de la prostate associé aux pesticides dans les régimes agricole et général. Cette expertise a été présentée aux commissions de maladies professionnelles qui ont pu se saisir des données et débattre, au regard d’autres considérations, notamment socio-économiques, de la création ou non d’un tableau de maladie professionnelle et des conditions de la reconnaissance pour les régimes général et agricole. Un nouveau tableau, n° 61, a ainsi été créé au régime agricole par décret du 20 décembre 2021, permettant la reconnaissance des malades atteints de cancer de la prostate en lien avec les expositions aux pesticides. En ce qui concerne le régime général, un projet de décret a été soumis en mars dernier à l’avis de la commission des maladies professionnelles pour la création du tableau n° 102. Le décret a été publié le 19 avril 2022.

 

* Pilote de l’expertise maladies professionnelles
** Directeur scientifique Santé Travail à l’Anses
Les auteurs ne déclarent pas de liens d’intérêts.
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