Les dernières réformes ont placé les acteurs de terrain en première ligne dans la réorganisation territoriale des soins, et positionné les agences régionales de santé (ARS) en soutien et en appui. Souvent « coincées » entre les directives de l’État et le rôle croissant du « local », les ARS ont-elles, aujourd’hui, du mal à trouver leur place ?

Vous évoquez ici la réorganisation de la médecine de ville ou de proximité. Sur ce compartiment de l’offre de soins, les ARS n’ont jamais tenu un grand rôle, pour la raison simple qu’il s’agit du pré carré de l’Assurance maladie. Et on est ici au cœur du paradoxe des ARS ! Celles-ci ont été créées, en 2009, pour en finir avec une régulation en silos de la médecine de ville, de l’hôpital, du médico-social ou de la prévention. L’ambition était que ces nouvelles entités maîtrisent l’ensemble de la « chaîne de valeur santé », pour reprendre une expression utilisée à plusieurs reprises par des acteurs nationaux ou régionaux que j’ai interrogés pendant mon enquête (1). Mais c’était compter sans les rapports de force institutionnels. Le principal fut le combat que se sont livrés, en 2009, la Caisse nationale d’Assurance maladie (Cnam) et le ministère, chacun voulant phagocyter l’autre. Au final, il y a eu une forme d’armistice, qui explique les limites de l’action des ARS. La médecine de ville est donc restée aux mains de la Cnam, même si les agences se voyaient attribuer officiellement un rôle dans la « gestion du risque ». De même, dans le médico-social, les ARS doivent partager leurs prérogatives avec les conseils départementaux. On s’aperçoit donc que, comme leurs ancêtres [les agences régionales de l’hospitalisation, NDLR], les ARS n’ont de compétences pleines et entières que sur les établissements de santé. Raison pour laquelle les directeurs généraux sont principalement évalués sur leur capacité à restructurer le parc hospitalier… Par conséquent, les dispositions législatives récentes ne peuvent pas être vécues comme une « dépossession de pouvoirs » que les ARS n’ont jamais eus, mais plutôt comme des leviers d’action inédits sur une offre de soins ambulatoires qu’elles ne maîtrisaient pas. Je pense, bien entendu, à l’article 51.

Cette offre de soins ambulatoires se dessine-t-elle librement ou est-elle soumise à des contraintes ?

Autant l’hôpital a dû subir les foudres de la rigueur budgétaire depuis plus de dix ans, autant la médecine de ville a été l’objet de toutes les attentions de la part de l’Assurance maladie et de l’État. Lorsqu’il est question de médecine de ville, on est immédiatement dans l’« incitatif ». Comme on dit en science politique, la médecine de ville est le royaume des politiques symboliques et des non-décisions : tout le monde reconnaît qu’il existe des problèmes à la fois géographiques et financiers d’accès aux soins, mais on persiste dans des mesures qui n’ont aucune prise sur le réel. Les déserts médicaux ne se résorbent pas, et les dépassements d’honoraires se banalisent, dynamitant de fait le secteur 1, dit conventionné. Ce qui est pour le moins problématique à l’heure où les pouvoirs publics se gargarisent du « virage ambulatoire » ! Et les dispositions du projet de loi d’Agnès Buzyn persistent dans une stratégie qui ne fonctionne pas. Nous allons une nouvelle fois nous enliser dans le statu quo.

Frédéric Pierru
Frédéric Pierru © F.P.

 

Que reste-t-il de la feuille de route initiale des ARS : « contribuer à réduire les inégalités territoriales de santé », « améliorer l’organisation des parcours de soins » et « assurer un meilleur accès aux soins » ?

Pas grand-chose, si l’on s’en tient aux chiffres ! Mais était-ce là leurs objectifs prioritaires ? J’en doute. Les ARS ont d’abord eu pour objectif de faire maigrir l’hôpital pour des raisons budgétaires, même si le « virage ambulatoire » a servi de paravent à la logique budgétaire à courte vue. Les pouvoirs publics sont prompts à dénoncer leur bureaucratisation et leurs échecs. Mais, à leur décharge, les ARS n’avaient absolument pas les leviers pour réorganiser la médecine de proximité. Dès lors qu’on est dans la politique de l’incitation, il existe des forces plus puissantes qui agissent. Je pense ici à la dynamique de métropolisation qui voit les richesses, les emplois et même le pouvoir se concentrer dans les grandes villes. De plus, la rigueur budgétaire déployée après 2010 visait à accélérer le désengagement des services publics des territoires périurbains et ruraux. Plus d’un médecin sur deux qui s’installe est une femme, souvent mariée à un cadre supérieur, avec un ou deux enfants. On ne peut guère en vouloir à la jeune génération de ne pas vouloir s’installer dans des zones sinistrées ! Et ce n’est pas avec quelques incitations financières que l’on va réussir à contrecarrer ce type de décision… En un sens, le premier fautif, c’est l’État, qui a abandonné sa politique d’aménagement du territoire. On notera, au passage, que c’est la raison pour laquelle les élus locaux et la population sont tellement crispés sur les hôpitaux de proximité : lorsque la médecine de premier recours devient évanescente, on défend l’hôpital du coin et son service d’urgences… sans parler des questions d’emploi dans ces zones sinistrées.

Beaucoup reprochent aux ARS leur aspect « déconnecté du terrain ». Comment y remédier ?

Là encore, c’est un procès injuste. Les ARS sont déconnectées du terrain, en effet. Mais elles ont été créées pour cela. En 2009, les décideurs politiques et administratifs faisaient le constat, fondé, que le principal obstacle à la restructuration du parc hospitalier était la résistance que lui opposaient les élus locaux. Autrement dit, pour eux, la régulation de l’hôpital était trop politique. La loi Hôpital, patients, santé et territoires (HPST) a donc comporté deux volets. Le premier a consisté à évincer les élus locaux des nouveaux conseils de surveillance, remplaçant les conseils d’administration dotés de compétences seulement consultatives. Le vrai patron de l’hôpital est désormais le chef d’établissement, placé sous la tutelle du directeur général de l’ARS. Le second volet a vu la création des ARS, qui ont éloigné les décideurs des acteurs locaux de l’offre de soins. En valorisant l’échelon régional aux dépens du départemental, il s’agissait de mettre à l’abri les directions des ARS des pressions politiques locales. Je trouve donc un peu fort que l’on vienne désormais leur reprocher ce qui est leur ADN.

Est-ce qu’un vrai dialogue existe entre le national et le local ?

Tout dépend de ce que vous appelez le « local ». Ce que je remarque surtout, c’est que cette stratégie de l’éloignement de la décision des acteurs de l’offre de soins est illusoire. Car ce n’est pas parce que vous sortez les élus locaux de l’hôpital ou que vous concentrez le pouvoir décisionnel en région que vous dépolitisez la régulation. Récemment, on a vu des élus locaux interpeller l’exécutif sur des projets de fermeture ou de reconversion dans le cadre des groupements hospitaliers de territoire (GHT). La vieille stratégie de « l’appel au centre » continue. Et qu’a fait celui-ci ? Soucieuse de renouer, après la crise des Gilets jaunes et la mise à la diète des collectivités territoriales, avec les élus de « proximité », la présidence de la République a désavoué des directions générales d’ARS, comme jadis le ministère de la Santé pouvait désavouer les décisions des exDrass ou ex-Ddass(2). L’hôpital est, et restera, en France au cœur du pacte républicain. Il est le symbole des services publics à la française, d’autant plus que la médecine de ville connaît de graves défaillances. De facto, il est et restera un enjeu politique.

« Les ARS ne peuvent qu’échouer dans la réalisation des missions qui leur sont assignées », car elles « occupent une position structurellement intenable » entre l’État et les acteurs, dites-vous (3). Vous en parlez comme des « boucs émissaires des échecs des politiques publiques de santé »…

Ce qui m’avait frappé lors de mon enquête, c’était l’évanescence de l’État sanitaire lorsque l’on se situe au plus près des acteurs de l’offre de soins. On a des délégations départementales qui n’ont aucun pouvoir de décision, puisque ce sont les directions générales qui décident de tout. Certes, c’était là un objectif des créateurs des ARS. Mais à cela est venu s’ajouter l’effet du rabot budgétaire. L’administration sanitaire, qui s’est mise en place très tardivement, a toujours été faible en France, sur les plans humain, financier ou d’expertise. Déjà mal dotée, l’administration de la santé, comme toutes les autres administrations, s’est vu retirer des moyens au nom de la mutualisation et des économies d’échelle. Résultat : les élus locaux mais aussi les professionnels de santé, hospitaliers ou non, n’ont plus d’interlocuteurs. Du moins plus d’interlocuteurs ayant un pouvoir décisionnel, car l’échelon local des ARS est dédié à l’animation territoriale, animation sans moyens financiers et humains… Pas étonnant donc que les ARS apparaissent comme des monstres bureaucratiques lointains et froids. Ces fausses agences, ces vraies administrations très peu déconcentrées de l’État, jouent, dans cette configuration, le rôle de fusible lorsque la pression de la périphérie sur le centre politique devient trop forte. Il est facile de désavouer un directeur général d’ARS pour montrer que l’on est en phase avec les préoccupations locales. Mais les vrais responsables de cette situation sont les acteurs nationaux, qui jouent un double jeu en plaçant les ARS dans des injonctions contradictoires : « Vous décidez, étant entendu que vous êtes évalués sur votre capacité à réduire la voilure hospitalière » et en même temps «  vous devez être à l’écoute des préoccupations locales ». Je me souviens de cette phrase d’un directeur général adjoint d’ARS : « On est autonome quand ça arrange le ministère. » C’est exactement ça.

1. « Les agences régionales de santé deux ans après : une autonomie de façade », Christine Rolland et Frédéric Pierru, Santé publique, 25/4, 2013.

2. Direction régionale des Affaires sanitaires et sociales (Drass) ou direction départementale des Affaires sanitaires et sociales (Ddass).

3. « Agences régionales de santé : missions impossibles », Frédéric Pierru. La Revue française d’administration publique, 2020.

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