Interview croisée du Dr Juliette Pinot, médecin généraliste à la MSP de Suresnes et enseignante à la faculté Paris-Descartes, et Saliha Grévin, pharmacienne, gérante de la MSP Faubourg Santé, co-présidente de la CPTS Grand Douai et vice-présidente de la Femas Hauts-de-France.

En septembre 2018, Édouard Philippe formulait le voeu de voir « l’exercice collectif » devenir « la norme ». Deux ans plus tard, que constatez-vous sur le terrain ?

Saliha Grévin : Regardons les chiffres : on dénombrait 200 communautés professionnelles territoriales de santé (CPTS) en 2018, il y en a environ 500 aujourd’hui, en comptant celles en projet, émergentes ou fonctionnelles. Si elles parviennent toutes à être fonctionnelles d’ici 2022, ce sera déjà pas mal ! Pourquoi travailler en exercice coordonné ? Parce que c’est le seul moyen d’organiser le parcours de soins des quelque 20 millions de patients chroniques, parfois polypathologiques, parfois cumulant des problématiques sociales… Le parcours est l’outil transversal qui peut créer le lien entre la ville, l’hôpital et le médicosocial. Notre défi, c’est de mieux les organiser et de remettre le patient au coeur du système de soins.

Juliette Pinot : L’exercice coordonné existe déjà car on a l’habitude de travailler avec un réseau de professionnels. Aujourd’hui, on essaie simplement de le formaliser, de le rendre plus visible, et d’y mettre des protocoles pour qu’il puisse être reproductible, notamment pour améliorer la prise en charge du patient. Aura-t-on réussi ce pari en 2022 ? Probablement pas sur tout le territoire, mais on espère que les expérimentations en cours seront reproductibles à plus large échelle.

Qu’est-ce qui freine, selon vous, une mise en place plus généralisée ?

S. G. : Le portage d’un tel projet, souvent bénévole, représente un travail considérable. Je l’ai fait pour notre MSP et pendant un an ou deux, c’est un abandon de soi total ! Étant pharmacienne, j’ai l’habitude de traiter avec les banques, de monter des sociétés civiles immobilières (SCI) ou des plans de financement… Et c’est une chance d’avoir un peu d’expérience face à ces problèmes administratifs, financiers, fiscaux démesurés qui amènent parfois à s’interroger sur les bénéfices de cet exercice pluriprofessionnel.

Sur le territoire, on s’adresse à plusieurs métiers qui émargent de codes de santé publique différents, de démarches qualité différentes, de financements différents, d’Ordres différents... Des freins qui nous isolent les uns des autres, alors même que l’évolution épidémiologique nous impose de travailler ensemble, et d’apporter chacun sa réponse à la problématique du patient.

J. P. : Cela amène aussi à réfléchir à la question du lieu : faut-il partager le même toit pour travailler en pluriprofessionnalité ? C’est l’idée des CPTS : réunir tous les professionnels du même territoire, qu’ils exercent ou non physiquement dans le même lieu. Pour cela, il faut former les gens car le travail en coordination ne s’improvise pas. En milieu hospitalier, on a l’habitude de travailler en équipe et de se réunir régulièrement, et on imagine que l’exercice libéral serait forcément solitaire. Pas du tout ! L’exercice pluriprofessionnel est une nécessité pour le patient.

C’est ce qui vous a poussées à choisir ce mode d’exercice ?

S. G. : En 2000, je me suis installée avec trois pharmaciens associés, afin d’avoir la liberté d’expérimenter, chacun, ce qui nous intéressait. Pour ma part, j’ai fait du bénévolat dans un réseau de soins de maladies chroniques où j’ai eu accès à ces nouveaux modes d’exercice. Et dès qu’on a pu acheter le local à côté de la pharmacie, on a mobilisé tous les acteurs des environs pour monter le projet de maison de santé.

J. P. : J’en suis à ma première installation. Le projet de la MSP de Suresnes a démarré en 2011 – j’étais encore interne – et, ce qui m’intéressait, c’était de travailler à plusieurs et de réfléchir à une nouvelle organisation et à une meilleure qualité des soins. La nouvelle génération de professionnels n’a pas forcément envie de travailler seule, tant pour des questions organisationnelles que matérielles : comment assurer une continuité des soins quand on n’est pas à temps plein au cabinet ? Quelle réponse apporter au patient en cas d’urgence ? Quand on y répond, la prochaine étape est celle de la pluriprofessionnalité.

S. G. : On se pose toujours cette question : est-ce que les bénéfices que l’on tire de cette pratique seront supérieurs aux contraintes ? On est constamment dans cet équilibre-là.

J. P. : On a tous envie de travailler en pluriprofessionnalité, parce qu’on sent que c’est la solution pour nos patients. Parallèlement, on peut s’interroger sur les contraintes d’une installation en équipe et du partage des moyens. Se mettre autour d’une table pour décider qui paie quoi ou qui fait quoi au sein de la MSP, ce n’est pas toujours simple. Et on n’y a pas été formés. C’est en cela que les CPTS peuvent être pertinentes : on peut tous se retrouver au sein d’une structure pour partager notre expérience pluriprofessionnelle tout en restant dans sa structure, en plus petit nombre, pour la gestion des questions du quotidien. Ce qui permet de répondre aux différentes aspirations des professionnels.

L’exercice pluriprofessionnel est un tel concentré de contraintes organisationnelles, administratives et financières ?

S. G. : En MSP, l’exercice a parfois les contraintes d’une colocation. Par exemple, il faut provoquer une réunion pour décider de l’achat d’une machine à café. Dans le cadre des CPTS, l’exercice coordonné permet de rester chez soi en colloque singulier tout en apportant une réponse à la collectivité du parcours du patient. Mais il y a les problématiques du financement car le fait de se réunir, ça prend du temps. Au travers des MSP, on a créé des Sisa pour récupérer des fonds publics, une façon d’indemniser les professionnels pour les temps d’échange. Ce qui n’est pas encore possible pour les CPTS. Là, on va associer le médicosocial et le sanitaire, parfois le second recours, et on aura, pour la première fois, une enveloppe de flux financiers collectifs. En revanche, pour les soignants isolés, ce temps passé en réunion ne sera pas indemnisable. Ces freins commencent à se poser sur les territoires, et c’est compliqué !

J. P. : Sans parler des complexités administratives et pour nous, libéraux, qui aimons aller vite, parler à l’administration, ce n’est pas toujours simple. Surtout qu’on a souvent une réponse différente en fonction de la porte à laquelle on frappe…

Sentez-vous une volonté des tutelles pour faciliter cet exercice ?

S. G. : Oui, les URPS sont à notre écoute, les ARS veulent nous accompagner, la CPAM est entrée dans le jeu… mais elles aussi ont des contraintes administratives qui les freinent.

J. P. : Elles veulent nous aider mais en même temps, elles ont du mal à comprendre notre modèle économique et organisationnel.

S. G. : Et c’est bien là le problème du système de santé : la désorganisation de la ville. On l’a vu avec la crise du Covid : les lourdeurs administratives sont telles qu’on a identifié un interlocuteur organisé à qui il était plus facile de transmettre les ordres de prise en charge. Ces ordres s’adressaient à la ville mais comme on marche tous en ordre dispersé, c’est l’hôpital qui y a répondu plus vite, plus facilement.

J. P. : Non, la ville est organisée mais elle a été peu présente parce que les pouvoirs publics ne connaissent pas nos organisations qui diffèrent d’un territoire à l’autre, d’une commune à l’autre. Ils ont occulté la médecine ambulatoire parce que c’était plus facile de communiquer avec l’hôpital. Le médecin traitant aurait pu apporter une réponse, mais la consigne au début était claire : en cas de problème, c’était le Samu ou les urgences.

Accorder une plus grande place à l’exercice coordonné suppose un réaménagement des soins primaires. Le système de santé est-il prêt à évoluer vers ce nouveau mode d’organisation ?

S. G. : Le plan « Ma santé 2022 » propose une modification au niveau de la ville : on allège l’hôpital en prises en charge qu’on dirige vers la ville, à qui on donne les moyens de s’organiser, avec notamment l’outil CPTS. En revanche, on rencontre les mêmes contraintes administratives, complexifiées, cette fois, par la multiplicité d’interlocuteurs émargeant d’administrations différentes. Prenons les CPTS et l’organisation des soins non programmés : comme il faut réduire le nombre de passages aux urgences, on permet à la ville de mettre en place des centres d’orientation et de traitement des demandes. Or l’hôpital n’a pas intérêt à avoir moins de monde aux urgences. Donc ils créent le forfait de réorientation, soit une couche supplémentaire au lieu de refondre le financement hospitalier !

J. P. : Et le plus fort, c’est que les urgences sont mieux payées que le médecin généraliste qui reçoit le patient : 60 euros contre 25 euros, soit une prise en charge totale de 85 euros. C’est hallucinant !

S. G. : L’hôpital est suradministré et la ville est sous-administrée. Et tant qu’on ne sera pas administré correctement, on ne pourra pas répondre aux attentes. Il faudrait, par exemple, une structuration qui puisse prendre en charge le volet administratif : ce qui permettrait de libérer du temps pour nous organiser.

J. P. : Et c’est difficile pour nous, libéraux, qui restons attachés à notre liberté. Mais en même temps, on doit répondre aux contraintes administratives car, au final, c’est la CPAM en grande partie, donc l’État, qui nous paie. Donc c’est normal de devoir rendre des comptes. Il est nécessaire aussi d’informer les patients et de remettre un peu de pédagogie dans notre système de soins. Parce qu’aujourd’hui, le patient est perdu.

Cet exercice coordonné est plébiscité par la nouvelle génération de professionnels. Existe-t-il un fossé générationnel entre les nouveaux arrivants et leurs prédécesseurs ?

S. G. : J’en ai fait l’expérience dans ma MSP. À son ouverture, l’équipe comptait un médecin à trois ou quatre ans de la retraite et des primo- installants pour la plupart. Il y avait de nettes différences de fonctionnement : les habitudes de travail, le rapport aux outils… Ce n’est ni mieux ni moins bien, mais cette nouvelle génération veut simplement travailler autrement.

J. P. : Ce sont plutôt les modes d’organisation qui varient parce que souvent, on est à des moments de carrière différents. Mais on se retrouve, tous, autour du patient et de la qualité de la prise en charge. De plus, l’équilibre n’est plus le même. Auparavant, le professionnel qui posait sa plaque devait plaire pour attirer une patientèle. Aujourd’hui, dans un contexte de pénurie de médecins, il faut s’organiser différemment.

Les stages préparent-ils à ce mode d’exercice ?

J. P. : Malheureusement, peu de stages sont proposés en exercice pluriprofessionnel, alors que regarder comment travaillent les autres, c’est très enrichissant. Les médecins généralistes se sont battus et désormais, une année d’internat est réalisée en milieu ambulatoire. Cela nécessite de mettre les moyens et de former les maîtres de stage. C’est assez aberrant de se dire que la plupart des professionnels de santé non hospitaliers sont formés essentiellement par l’hôpital. Poser sa plaque, on ne sait pas ce que ça veut dire quand on est étudiant…

S. G. : Les MSP sont des lieux d’expérimentation assez chouettes ! Et parfois, on force la réglementation en accueillant un stagiaire parce qu’on lui propose de passer du temps auprès d’autres professionnels. Quand je reçois à la pharmacie des étudiants en médecine, ils veulent voir le back office, comment sont rangés les médicaments, comment on lit l’ordonnance… Ils se régalent, mais ce n’est pas permis légalement.

Si exercer ensemble devient la « norme », faut-il alors se former ensemble ?

S. G. : La formation est clivante car on rassemble, pendant la Paces, des jeunes qui, pour beaucoup, vont choisir une orientation par défaut. Non seulement on ne les forme pas ensemble initialement mais on crée une tension et une compétition au départ. Ce qui n’existe pas dans une maison de santé : il n’y a pas de hiérarchie, chacun vaut un.

J. P. : Dès le départ, on inculque un peu l’idée de hiérarchie : seuls les premiers vont finir médecins. Ça n’a pas de sens ! Il n’y a pas un métier meilleur qu’un autre, et tous vont graviter autour d’un patient, à des moments divers de la prise en charge, pour assurer la qualité des soins. Mais ce n’est pas toujours ce que ressentent les étudiants : si tu travailles bien, tu seras médecin, sinon tu seras pharmacien. C’est horrible !

Je suis enseignante à l’université Paris-Descartes, et on essaie de développer la formation pluriprofessionnelle. Pour la première année, Paris-Diderot, qui fusionne avec Paris- Descartes, a mis en place un enseignement avec des pédicures-podologues, des infirmières, des kinés… On doit bientôt se réunir pour agréger d’autres professionnels. Cette expérimentation propose diverses thématiques : speed dating, jeux de rôle, communication et coordination, etc.

Justement, la coordination est essentielle pour garantir le bon fonctionnement de la structure. Faut-il valoriser la place du coordinateur ?

S. G. : En MSP, le coordinateur est souvent un soignant. Ce qui est pratique car il est là tous les jours et connaît les patients et les professionnels. Quand un coordinateur administratif vient un jour ou deux, ce n’est pas la même chose, même s’il s’occupe de la gestion administrative de projets, la rédaction du rapport d’activité, l’organisation des agendas… La coordination, c’est un vrai métier. Et la fonction doit être consolidée car on n’est pas dans la coordination territoriale comme dans les CPTS mais dans une vraie coordination clinique de proximité. Je suis intimement persuadée que le coordinateur ne peut pas être qu’un administratif tant que les moyens ne seront pas donnés pour qu’il soit davantage présent dans la structure.

J. P. : Ce métier est souvent peu connu, et sa rémunération pas toujours pérenne. Dans notre MSP, c’est la psychologue qui tient le rôle de coordinatrice. Elle s’est formée et y consacre une journée et demie par semaine, temps qu’elle répartit comme elle le veut car elle est présente tous les jours. Elle est rémunérée en honoraires, ce qui est très simple pour notre structure. Pourquoi ne pas faciliter les choses : l’Assurance maladie pourrait salarier des coordinateurs sur une grille de salaire et les déléguer en mission dans les MSP ? Cela permettrait de sortir de cette contrainte administrative. Une MSP qui va bien, c’est une coordination qui se déroule bien.

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