Le nom de votre livre est parlant… Pour vous, qu’est-ce qui a changé ?

Marielle Dumortier : Au début de ma carrière, les salariés que je recevais en consultation me disaient : "C’est trop lourd, il y a trop de bruit, trop de poussière". Et, depuis, on a pu constater d’indéniables progrès en termes de prévention des risques, d’accidentologie et de port de charges lourdes.

Mais en parallèle les nouveaux modes d’organisation du travail, dans le tissu industriel et le secteur tertiaire, ont contraint des changements : dans tous les métiers, le travail s’est intensifié, s’est densifié. Les salariés sont soumis à plus de tâches, et à des tâches de nature très différente. Ces nouvelles organisations ont notamment été rendues possibles par l’informatisation, qui a engendré des situations parfois aberrantes, notamment en termes de contrôle des travailleurs. Il est par exemple possible de surveiller les caissières au nombre d’articles qu’elles passent à la minute, ce qui permet de comparer les performances entre employés…

On retrouve la notion de lean management qui prolifère. C’est un système qui a pour but d’améliorer l’organisation du travail, en limitant les tâches parasites et en faisant tendre le temps perdu par les employés vers zéro. Par exemple, une personne travaille dans un atelier à emballer des cartons, mais le stock de cartons se trouve à l’opposé de l’atelier ; on décide alors de ramener le stock à côté du poste de travail. Ce qui paraît être une bonne idée.

Mais lorsque l’employé devait se déplacer, cela lui permettait de quitter pour quelques instants sa position de travail, de faire quelques pas, de faire travailler d’autres muscles, d’échanger quelques mots avec un collègue, etc. Désormais, il est contraint dans un espace, ce qui favorise en particulier les troubles musculosquelettiques.
Ce que je vois en tant que médecin du travail, c’est que ces nouvelles organisations ne mettent pas l’humain au centre des priorités, mais uniquement la rentabilité et la productivité.

De nombreuses entreprises mènent pourtant des actions en faveur du bien-être de leurs employés.

M. D. : Oui, on voit même des « ingénieurs du bonheur » (rires) ! Les entreprises installent des tables de ping-pong, organisent des cours de cuisine, donnent accès à des consultations avec des psychologues. Mais quel intérêt ? Alors c’est vrai qu’une table de ping-pong ne va pas augmenter les risques psychosociaux (RPS), mais ce n’est pas le rôle de l’entreprise ! Les salariés sont sur leur lieu de travail… pour travailler, et dans de bonnes conditions. L’idée sous-jacente pour les entreprises est peut-être de dire, en cas de poursuites devant un tribunal : "Vous voyez, on se soucie du bien-être de nos employés".

Le cas des conciergeries est parlant : c’est pratique, c’est efficace, mais ça permet de justifier que le salarié s’implique corps et âme dans son travail, puisqu’on lui donne les moyens de le faire. Mais on rentre dans l’intimité de la personne en lui faisant croire que c’est comme ça qu’il est heureux.

Cette organisation n’est-elle pas seulement un modèle différent, auquel on pourrait s’adapter ?

M. D. : De manière générale, toutes les nouvelles organisations du travail qui se déploient sont issues de modèles anglo-saxons. Peut-être que, pour certains, pour les jeunes travailleurs en particulier, c’est quelque chose qui peut convenir… Mais ce n’est pas de cette manière qu’on réfléchit à l’organisation du travail.

Avec ces idées, le travailleur est traité comme un athlète de haut niveau : il doit être performant et au maximum de sa productivité tous les jours. Mais dans le monde du travail, il n’y a pas de ligne d’arrivée qui permet de souffler. C’est à mon avis comme cela qu’on arrive au burn out.

Quel est votre rôle en tant que médecin du travail ?

M. D. : Nous agissons de plusieurs manières. En consultation individuelle, on peut décortiquer les gestes professionnels qui mettent le salarié en difficulté, on oriente vers la médecine de soins, et on émet des recommandations pour l’amélioration des postes de travail. Nous agissons aussi auprès des entreprises, notamment des commissions de santé, sécurité et conditions de travail (CSSCT), où la parole du médecin du travail a du poids. On peut notamment y émettre des alertes sur les RPS dans l’entreprise.
 

Aucun médecin du travail ne peut justifier de se taire
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