Une interview de Nadège Vézinat, sociologue et maîtresse de conférences à l’université de Reims Champagne-Ardenne.

Vous avez publié, en avril dernier, "Vers une médecine collaborative. Politique des maisons de santé pluriprofessionnelles en France"(1). Pourquoi cette thématique pour votre enquête ?

Nadège Vezinat : Cette enquête est partie d’un paradoxe : pourquoi des libéraux, le privé par excellence, oeuvrent à l’intérêt général ? Spécialiste des services publics, je ne connaissais pas encore le milieu de la santé quand je me suis posé cette question en 2014… J’ai donc assisté à plusieurs congrès de la Fédération française des maisons et pôles de santé (FFMPS), ce qui a confirmé mon intérêt pour ce sujet : ces libéraux, très attachés à ce statut, essaient en même temps de remplir des missions d’État. Pourquoi ?

L’enquête, qui s’est étalée de 2014 à 2019, s’est attachée à étudier ces positionnements. J’ai aussi assisté à des réunions au sein de la fédération régionale Île-de-France (FemasIF) et mené des entretiens individuels biographiques. Il s’agit là du premier volet d’un travail d’HDR (habilitation à diriger des recherches). La seconde partie devrait porter sur la sociologie du travail au sein de la maison de santé.
 

Vous parlez de l’exercice coordonné comme d’une "3e voie entre une médecine libérale et une médecine salariée". Assiste-t-on à un changement de posture ?

Oui, je le pense. La MSP constitue encore une exception, une minorité, mais elle est très soutenue et médiatisée. Quand Emmanuel Macron dit qu’il souhaite que l’exercice isolé devienne une "aberration" – un terme d’ailleurs extrêmement fort –, il souhaite que l’exception devienne la règle. Le changement de posture est donc possible parce que les MSP bénéficient à la fois d’un soutien politique fort et d’un contexte social favorable, avec des enjeux tels que le vieillissement de la population et l’accroissement des polypathologies et maladies chroniques, les difficultés d’accès aux soins ou encore la volonté d’améliorer les liens entre la ville et l’hôpital, entre le premier et le second recours. Des éléments qui ouvrent une fenêtre d’opportunité aux MSP.


Ce changement de posture concerne aussi le professionnel ?

Tout à fait, car il y a une volonté de mieux articuler les temps de vie. On a souvent tendance à ramener cela à la féminisation du métier, mais les hommes souhaitent aussi une meilleure articulation entre vie professionnelle et vie privée. En revanche, si les femmes s’impliquent dans la sphère familiale, les hommes vont réinvestir d’autres dimensions : association, carrière universitaire, cabinet de conseil… Il y a une vraie volonté de ne pas être professionnel de santé à plein temps, à la fois pour souffler et pour mieux soigner.


Quel regard portent les équipes pluriprofessionnelles sur l’exercice monocatégoriel largement dominant aujourd’hui ?

Dans le livre, j’utilise le terme d’"irréductibles", repris des enquêtés et qui fait penser au village gaulois où, là, les rôles s’inversent : les Romains sont ceux qui évoluent en MSP, donc les plus progressistes car ils misent sur une médecine qui allie à la fois les atouts de la médecine libérale et ceux de la médecine sociale. Les autres seraient les irréductibles Gaulois enfermés dans leurs habitudes et réticents à céder face à cette voie romaine. Il y a, en revanche, cette volonté clairement exprimée des enquêtés de ne pas remplacer l’exercice monocatégoriel… L’objectif est de montrer à ces professionnels isolés l’intérêt de travailler à côté d’une MSP même sans en faire partie. D’ailleurs, le discours de la FFMPS développe beaucoup l’idée que la MSP est une alternative possible, mais pas la seule.
 

Vous insistez sur le rôle des médecins pour transmettre le goût de l’exercice collectif. Cette reconnaissance passera-t-elle par eux ?

Les médecins sont centraux à deux niveaux : dans la formation et au sein de la MSP. Avec le système du médecin traitant, ils sont, dans leurs MSP, les pivots de l’équipe de soins primaires – des gate keepers comme dans le système britannique. Ils le sont aussi par le rôle que leur confère la Caisse primaire d’assurance maladie avec notamment l’accord conventionnel interprofessionnel et les nouveaux modes de rémunération. Les dotations financières étant calculées en fonction du nombre de médecins généralistes, d’un point de vue uniquement financier, il vaut mieux avoir six médecins généralistes dans sa MSP pour deux infirmières que l’inverse. Et les structures le déplorent car, bien que le discours prône l’horizontalité des relations, le rapport institutionnel reste très médecin-centré.

Au niveau des universités, la pluriprofessionnalité y est portée et défendue en partie par des médecins généralistes et chefs de clinique qui exercent en MSP. La formation pluriprofessionnelle contribue aussi à développer l’exercice collectif, mais elle peut aussi amener une normalisation. Un standard qui, à travers les différents cahiers des charges, labellise par le haut. Car ce sont les tutelles qui mettent en place les critères de ce que doit être une "bonne" ou une "mauvaise" maison de santé, soit une MSP financée ou non. S’il est utile de labelliser pour éviter des débordements et faire en sorte que le modèle soit stabilisé et généralisable, une normalisation trop poussée ne permet plus les innovations, les alternatives, les exceptions, les particularités de chaque maison de santé ou région… Or il y a une vraie hétérogénéité des MSP ! Et c’est ce qui fait leur richesse.
 

L’un des interviewés précise qu’à force d’entendre les tutelles parler des MSP, on pourrait croire que c’est là une de leurs idées…

C’est compliqué car on est dans une co-construction. Les gens du terrain vous diront que c’est une initiative du terrain (et c’est vrai) et que ça doit le rester. Alors que les tutelles diront qu’elles ont toujours accompagné ce mouvement qui émane d’elles. Je parle donc de "communauté d’intérêt" dans mon livre car si ces différents acteurs vont dans le même sens, ce n’est pas pour les mêmes raisons. Si tous se retrouvent autour de la prise en charge de missions de santé publique, le professionnel parlera aussi de l’amélioration des conditions de travail, le politique s’attachera à l’accès aux soins dans sa commune, les agences régionales de santé (ARS) voudront maintenir une présence territoriale notamment en cas de fermeture d’un hôpital de proximité…
 

Justement, vous qualifiez l’hôpital de modèle à la fois "attractif et repoussoir".

Effectivement. La moitié des médecins enquêtés sont des généralistes et des leaders de leur MSP. Et ils gardent quasiment tous le même souvenir de l’hôpital : dureté des relations sociales, hiérarchie, segmentation entre les métiers… Ils sont d’ailleurs attentifs à ne pas reproduire ces schémas qui empêchent une véritable "médecine collaborative". Mais ils se réapproprient aussi certains aspects positifs de cet univers en important dans leurs MSP des habitudes hospitalières, comme les réunions de staff ou l’éducation thérapeutique du patient, par exemple.
 

Quelle articulation entre l’hôpital et la MSP ?

Qu’ils soient en ville ou à l’hôpital, les professionnels disent tous leur difficulté à trouver un interlocuteur de l’autre côté de la "barrière". Il faudrait des réunions de staff ville-hôpital. Des liens qui permettraient de savoir qui fait quoi, de mieux se connaître… Même si, aujourd’hui encore, la ville a toujours l’impression que l’hôpital la prend de haut. C’est ce que révèlent plusieurs enquêtés.

La maison de santé apparaît en revanche comme un lieu de considération de l’autre, du collectif positif : des moments de convivialité grâce aux pots, aux petits déjeuners chouquettes-café (beaucoup considèrent la cafetière comme un membre à part entière de la MSP !), le fait d’accueillir quelqu’un à son retour de congé maternité, de faire des cadeaux aux enfants… La MSP publics et les demandes du terrain. Libres de remplir leurs objectifs comme elles le souhaitent, certaines vont miser sur les centres de santé et d’autres sur les MSP. Plusieurs enquêtés estiment que l’ARS est plus ou moins soutenante en fonction du profil de son directeur et de son parcours.

Lors d’un précédent congrès, un répondant a expliqué que c’est la MSP qui aide l’ARS à remplir ses missions de service public, et non l’inverse. C’est là une question de perspective : est-ce l’ARS qui aide le professionnel de la MSP à mieux soigner ou celui-ci qui aide l’ARS à remplir ses missions ? Et c’est une vraie question : les maisons de santé sont-elles des instruments de santé publique ? L’engagement humain de quelques professionnels, fussent-ils motivés, est-il là pour remplacer l’État social ?
 

Les missions des MSP ont-elles évolué ?

Je crois qu’il s’agit moins d’une évolution des missions réalisées sur le terrain que d’une "lutte" pour savoir qui, des professionnels ou des tutelles, définit ce qui peut entrer sous la dénomination "maison de santé". En communiquant sur l’intérêt des MSP sur tous les territoires, la FFMPS se sert du problème des "déserts médicaux" et le désamorce : elles sont présentées à la fois comme une solution à ce problème public et, en même temps, une réponse à d’autres enjeux de santé publique qui les justifient aussi sur des territoires plus denses. La transformation de cet argument indique une volonté des professionnels de défendre leur liberté d’installation en même temps qu’un contrôle de leurs pratiques professionnelles, la gouvernance de leurs structures ainsi que la liberté propre au statut libéral auquel ils demeurent très attachés.
 

Vous consacrez un large volet de votre ouvrage à la FFMPS. Dix années après sa création (2008), quel bilan en faites-vous ?

Son rôle et ses missions ont beaucoup évolué. Au départ, il s’agissait de leaders de MSP qui voulaient échanger sur leurs expériences de terrain. De cette constitution d’un entre-soi, la fédération a étendu son auditoire au fil des années, en allant échanger directement avec ses tutelles. Une reconnaissance politique et publique qui lui a permis de discuter notamment de la création d’un cahier des charges pour ses systèmes d’information avec l’Asip ou de faire du lobbying pour pérenniser les expérimentations des nouveaux modes de rémunération (ENMR).

La FFMPS s’adresse aussi à l’opinion publique. Cet auditoire est important car il lui permet de légitimer les MSP, de les rendre souhaitables pour les politiques publiques. D’ailleurs, les médias mettent toujours en avant la question de l’accès aux soins, de l’intérêt pour le patient, des déserts médicaux… C’est un point sur lequel j’insiste dans mon livre : si les déserts médicaux ont été des arguments pour développer initialement les maisons de santé, un déplacement de l’argument a depuis été fait par la FFMPS pour valoriser tous les types d’implantation pour les MSP et ne pas les forcer à occuper uniquement ces territoires sous-denses.
 

Quelle est la prochaine étape pour la fédération ?

Le travail prospectif est toujours compliqué. Certains ont évoqué l’idée d’un regroupement de tous les modes d’exercice regroupé afin qu’à terme il n’y ait plus qu’une seule entité fédératrice. Une sorte de fédération des équipes de soins primaires, avec une importance décroissante donnée à la question du statut (salarié/libéral). Certains la présentent comme la prochaine étape, mais je ne suis pas sûre que le statut ait réellement perdu de son importance. L’avenir nous le dira…

1. Publié aux Presses universitaires de France en avril 2019.

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