Une interview du Pr Emmanuel Vigneron, historien et géographe, professeur d'aménagement sanitaire du territoire à Montpellier, auteur. Il a dirigé plusieurs groupes nationaux de réflexion. 

On parle de plus en plus aujourd’hui de « territoire ». Pour le géographe de la santé que vous êtes, ce mot revêt-il une signification différente ?

Évidemment, car bien qu’ancien, ce mot est relativement nouveau dans le monde de la santé. Il y a 30 ou 40 ans, on parlait de « province », puis on a préféré le mot « région » qui finalement a gêné parce qu’il posait la question de la gestion de cet espace. Dans les années 1970, avec la création du « conseil régional » élu au suffrage universel, parler de « région » semblait aller à l’encontre du mouvement de l’État qui cherche constamment à reprendre les rênes de la santé, notamment en limitant les pouvoirs municipaux sur les hôpitaux. Ainsi, par facilité et pour éviter des débats compliqués, on s’est mis à parler de « territoire » au début des années 2000. Mais le territoire étant un espace vécu, il en existe de nombreuses variétés selon l’endroit d’où l’on parle. C’est à la fois commode parce qu’on peut dire « les territoires » sans trop les définir, et ennuyeux parce que source de confusion et de conflits entre les différents acteurs de la santé. Qu’est-ce qu’un territoire ? C’est un morceau de l’espace terrestre qui est occupé et organisé par les hommes. Et qui est vécu différemment selon le pouvoir que l’on détient et les moyens dont on dispose.

Le « territoire en santé » en est une particularité ?

La santé n’a pas la même valeur qu’un autre service marchand, et tout dépend du territoire de santé que l’on souhaite définir. En 2003, on a commencé à parler dans la loi [ordonnance Mattei, septembre 2003, NDLR] de « territoire de santé », une notion substituée au secteur sanitaire. En mars 2004, la circulaire Couty, qui a lancé les schémas régionaux d’organisation sanitaire (Sros) de 3e génération, mentionnait cinq niveaux de territoires en santé (soit cinq niveaux de soins hospitaliers : niveau de proximité, intermédiaire, de recours, régional et interrégional) et y ajoutait le rôle irremplaçable du niveau de santé « quotidien », celui de la consultation de première intention, qui constitue la porte d’entrée dans le système de soins. Cette pluralité de sens au mot « territoire » est une vraie richesse car elle pousse à s’interroger : quelle est la bonne distance de recours à un médecin généraliste ou à une intervention chirurgicale ? Et quelle intervention ? Il y a évidemment plusieurs échelles de territoire selon la nature du besoin de soins. C’est une vision politique car cela touche aux questions d’accès aux soins et d’inégalités. En ce sens, penser le territoire peut être un avantage, mais cette notion ne doit pas être floue. Et malheureusement, vue de Paris, l’expression « les territoires  » constitue souvent une sorte de magma informe qui s’étend à travers le pays, sitôt passé le périphérique, et qui devient de plus en plus flou au fur et à mesure que l’on s’en éloigne.

Est-ce que ce territoire défini se subdivise entre des territoires plus petits ? Quel en est le degré zéro ?

Définir des niveaux de territoire revient, au fond, à définir des besoins de santé. Et le tout premier est de ne pas avoir besoin de l’offre de santé. Pour cela, il faut connaître la prophylaxie de base des pathologies et faire de la prévention. On pourrait dire que le degré zéro du territoire, c’est celui de l’individu, de la maison : bien aérer, nettoyer, se laver les dents, porter des vêtements propres… Et toute la question récente des gestes barrières est venue rappeler leur importance. Finalement, l’épisode épidémique de Covid-19 a appris à chacun à gérer et à mieux organiser son territoire domestique.Cette échelle du territoire correspond à la rareté du besoin. Plus le besoin est fréquent, plus la proximité doit être privilégiée. Plus le besoin est rare, plus on peut accepter de devoir se déplacer au loin pour trouver la réponse.

Est-ce que la régionalisation des politiques de santé a contribué à la lutte contre les inégalités ?

On a créé les agences régionales de santé (ARS) le 1er avril 2010 notamment pour contribuer à la lutte contre les inégalités de santé. D’ailleurs, sur les sept directives soulignées par Roselyne Bachelot, alors ministre de la Santé, quatre touchaient aux inégalités de santé. Ça, c’était l’objectif… mais la réalité en est très loin. Car ces inégalités n’ont pas arrêté de se creuser. Il y a là un échec de la politique publique… mais est-ce la faute des ARS ? Non ! La faute revient à l’évolution de la France mais aussi aux exigences des gouvernements successifs, notamment sur les réductions de coûts. Et si on n’a pas lutté efficacement contre les déserts médicaux, c’est qu’on n’a pas fait du conventionnement sélectif comme il aurait sans doute fallu faire, parce qu’on n’a pas voulu mettre les moyens. Si on doublait le tarif de la consultation à la campagne, je vous assure qu’on aurait des candidats ! Si un C vaut 2 C à la campagne, pourquoi pas ! C’est un choix politique… Ou alors il faut nationaliser la médecine libérale, mais personne ne l’envisage sérieusement.

Vu toutes les questions relatives à la désertification médicale, est-ce que le découpage du territoire national favorise l’égalité et la juste répartition des ressources ?

On pourrait l’espérer ! Mais tout dépend des territoires que l’on dessine. Au début des années 90, je parlais des « bassins de santé ». La notion a été citée dans la loi de 1998 mais amusait le milieu hospitalier qui avait une autre définition du mot « bassin ». Donc finalement, le « territoire » a été adopté en 2003 dans l’ordonnance Mattei. Il faut répondre aux besoins là où ils sont. Car si on répond aux besoins d’ici en mettant des ressources là-bas, il y a des risques de gaspillage. Les territoires doivent donc être correctement délimités. On a défini les départements – et les arrondissements – comme un bon niveau en matière de découpage juridique ou organisationnel, mais non en fonction des besoins en santé. Prenons l’exemple de l’Île-de-France. En 2011, je me suis intéressé à la question de l’accès aux soins, et j’ai publié un ouvrage* où je présente les variations du risque de mortalité du nord au sud de la ligne B du RER, qui dessert Paris, certaines banlieues huppées et des cités. Clairement, on ne peut qualifier cette région de zone bien dotée, car la situation en Seine-Seine-Denis n’est pas la même que dans les Yvelines ou à Paris, par exemple. L’échelle du département est donc trop large pour définir des besoins de santé. Sans même parler de la situation en Seine-et-Marne.

Cette question de l’accès aux soins est donc, avant tout, une question géographique ?

Oui et non. Non parce que les inégalités sociales sont profondes en France. Oui parce qu’elles se projettent dans l’espace où elles provoquent des gradients très importants d’inégalités en santé. En Île-de-France, en dix minutes de RER, on bascule dans un autre monde, avec des gradients très marqués : espérance de vie, offre de soins, niveau de santé… Et si les inégalités entre la ville et la campagne ont toujours existé, aujourd’hui, elles se creusent à nouveau. C’est pourtant cette question de la résorption des inégalités de santé qui est à l’origine de la volonté affirmée de créer un système de santé en France, et cela dès les toutes premières semaines de la Révolution française. Aujourd’hui, la concentration des hommes et des activités dans quelques grandes villes, dans les vallées, le long des grands axes de communication, sur les littoraux atlantiques et méditerranéens, accentue ces inégalités.

Avec la mise en place des communautés professionnelles territoriales de santé (CPTS) et cette nouvelle organisation fondée sur le territoire, la proximité semble être l’un des mots clés de la politique publique. Cet échelon « local » a pris aujourd’hui une toute autre importance ?

La CPTS doit être réfléchie sur la base d’un territoire local et prendre en compte son insertion dans un territoire, lui-même emboîté dans un territoire plus grand. Ce qui entraîne une idée d’échelles. D’abord, à combien fait-on communauté ? Et pour qui la fait-on ? D’où viennent ces gens qui viennent consulter ? Ils sont mon territoire, doit se dire le professionnel de santé. C’est là que s’exprime le territoire et qu’on voit l’importance du « local ». Car on se rend compte qu’on peut faire confiance à l’échelon local pour bien gérer les problèmes. Il y a clairement une volonté de mise en œuvre locale qui s’exprime par plusieurs facteurs :

> la volonté de s’éloigner de Paris et de lutter contre cette emprise de la capitale. Ce dont joue d’ailleurs le Pr Didier Raoult, qui s’estime être la victime de l’intelligentsia parisienne… Il y a une montée en puissance des compétences et des connaissances partout dans les territoires, ce qui permet à la démocratie de s’exercer localement ;

> l’idée de solidarité n’est pas remise en question. Le fait de reconnaître à l’État non pas l’exercice d’un pouvoir régalien en santé – ce qui serait une grande erreur – mais un principe d’entraide et de décision collective, sans risque d’éclatement ;

> l’angoisse de la mondialisation, plus ou moins inconsciente, pousse à rechercher un cocon. On assiste, depuis trente ans, au creusement des inégalités de santé, et si la mondialisation peut être prise en partie pour responsable, on sait que la santé est une compétence nationale (et non d’État) et qu’il faut la préserver. Il ne faut pas confondre État et nation : la nation (nous tous assemblés) semble d’ailleurs un bien meilleur garant de l’égalité de tous face aux besoins de santé.

Comment l’approche géographique de la santé offre-t-elle un autre regard sur le monde de la santé ?

La géographie et la médecine sont indissolublement liées. Tout particulièrement en temps d’épidémie. D’ailleurs, le premier traité de médecine de l’histoire, attribué à Hippocrate, Des airs, des eaux et des lieux, pose la question des relations entre la santé et l’environnement. Cette idée a longtemps prévalu, du fait du caractère récurrent des épidémies qui parcourent les espaces, les lieux, les peuples… Mais depuis le début du XIXe siècle, la médecine s’est concentrée sur la clinique au détriment de la santé publique. Elle a choisi la voie du laboratoire plutôt que celle de l’observation du malade dans son milieu. Il aurait fallu poursuivre les deux. Pourtant, comme l’approche médicale, l’approche géographique répond à la question du « où ? » : où se trouvent les maladies dans les territoires ? Et que cherche un examen clinique sinon à trouver, via la palpation ou l’auscultation, où se situe le trouble dans l’anatomie ? L’intérêt est donc évident. D’autant qu’elle traite également de la question du « quand ? », et sert à dérouler l’histoire naturelle d’un territoire, comme un soignant détaillerait l’histoire naturelle d’une maladie : depuis quand le patient est dans cet état ? depuis quand il a de la fièvre ? Puis vient la question du « pourquoi ? », à laquelle on peut répondre par : comment ? avec qui/quoi ? depuis quand ? Tout ce qui peut mettre sur la voie. L’analyse géographique nous révèle ainsi que les inégalités de santé sont encore bien présentes et qu’elles se recomposent. Il y a donc un dialogue commun qui peut s’instaurer entre l’analyse géographique et l’analyse médicale. Cela s’est mis en place d’ailleurs, à travers l’instauration de la médecine sociale à la fin du XIXe siècle mais s’est malheureusement un peu effacé…

* Il a publié Les inégalités de santé dans les territoires français, état des lieux et voies de progrès (Elsevier Masson, 2011)

Pour en savoir plus

> Géographie de la santé en France, PUF, Que sais-je ?, 1998 (en collaboration avec F. Tonnellier).

> Pour une approche territoriale de la santé (dir.), Datar/Aube, Bibliothèque des Territoires, 2004.

> Santé et Territoires : une nouvelle donne (dir.), Datar/Aube, Bibliothèque des Territoires, 2004.

> Les Centres de santé, une géographie rétro-prospective, Fehap, 2014.

> L’hôpital et le territoire, Techniques hospitalières/FHF, 2017.

> Les GHT : pour aller plus loin dans les coopérations hospitalières, Berger-Levrault, 2018 (en collaboration avec Cl. Esper, J. Bringer et J.-M. Budet).

> Santé : urgence (collab.), André Grimaldi et Frédéric Pierru, Odile Jacob, 2020.

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